Dlawar Karadaghi
Poète et traducteur né à Suleimanieh ( Kurdistan d’Irak ) en 1963, Dlawar Karadaghi a obtenu en 1986 le diplôme de l’Ecole des Beaux Arts de l’Université de Bagdad. Membre de l’Union des Écrivains Irakiens et Kurdes, il est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages. Il vit actuellement en Suède et au Kurdistan.
Dlawar Karadaghi
Ce parfum
qui imprègne le corps
Ce fut la ruée
l’exode
Le feu, de toutes parts, craquait
L’eau fuyait
de peur d’être violée
La tempête s’affolait
Le cheval volait dans le ciel
Blé, pluie, papillons
poissons, baleines
tous se sauvaient
tous en courant
pleuraient
tous en courant
s’effondraient
La mort était là
Mais tous couraient
se cognaient aux rochers
jetaient leurs enfants
dans l’abîme
Les pierres pleuraient
en heurtant les corps
La forêt pleurait
en ensevelissant les corps
dans la boue
Même les lions
en courant
rougissaient de honte
La prochaine fois
s’ils nous rendent nos filles
nous les marierons aux pigeons
nous les cacherons
jusque dans les pages des livres
jusque dans les flammes du feu
N’importe où
Nous, nous ne briserons jamais
leurs miroirs
Nous baignerons leurs corps
dans l’eau des roses
Pendant et après la guerre
s’ils nous rendent nos filles
nous les protègerons
Nous les cacherons
avec la cigogne
dans le minaret
Et jusqu’à la fin de la guerre
elles seront à l’abri
près de la tourterelle
( Poème traduit du kurde par
Mohsen Ahmad Omer
en collaboration avec
Philippe Delarbre )
Mohsen Ahmad Omer: Écrivain, traducteur
Au temps
où je jouais de l’accordéon
Au temps
où, dans les ruelles
je jouais de l’accordéon
j’offrais autour de moi
à ceux qui se pressaient
des bouchées de musique
Au temps
où je jouais de l’accordéon
simples, vrais,
emplis de fraîcheur
bondissaient les mots
Limpides étaient les jours
Fraîche était une vie
au goût de vanille et de cannelle
Argile pure et parfumée
enivrant était l’air
Au temps
où je jouais de l’accordéon
je mêlais sans fin
les jours aux nuits
je débridais les songes
je nouais les rêves à la réalité
l’espoir au désespoir
les chimères à la vérité
Au temps
où je jouais de l’accordéon
errant dans les ruelles
je semais mon cœur au vent
tentais de prendre mon envol
Soudain, tout autour de moi
sous l’effet d’un coup de tonnerre
sursauta
Je poursuivis mes essais
Peu à peu, mon oreille s’ouvrit
Je repris conscience
boum, boum, boum
ce n’était que mon cœur
qui battait à se rompre
Au temps
où je jouais de l’accordéon
vaguant de ruelle en ruelle
je priais
que la musique exauce mes
vœux
Des femmes enceintes
des soldats de retour de guerre
sans bras, sans jambes
s’accrochant à leurs béquilles
se pressaient
attendant de moi une prière
M’entouraient aussi
des fillettes effarouchées
des garçons lassés de tout
qui rêvaient d’exil
et de contrées lointaines
A travers les notes de mon
accordéon
ils cherchaient
les traces d’un destin
Au temps
où je jouais de l’accordéon
jusqu’à l’aube
je travaillais la musique
je passais des nuits blanches
à veiller sur mon âme
Je m’évertuais
à trouver le bon accord
à inventer une mélodie
unique et merveilleuse
que sublimait
mon accordéon
à inventer des concertos
de la couleur des pluies
des sonates
aussi tristes que l’autruche
et tirées de siachemanehs
aussi parfumés
que le basilic noir
Au temps
où je jouais de l’accordéon
par la musique
j’inventais des couleurs
je distillais le parfum
je dessinais
et, avec l’eau de la pluie
je rinçais les mélodies
En ce temps – là
je drapais
les rythmes de solitude
je les enchevêtrais
de tout l’imaginaire des contes
et quand ils commençaient
peu à peu de grandir
qu’ils devenaient affection
je les mélangeais
à une poignée de petits non-dits
à une pincée d’émois du cœur
je les enrobais
d’une fine pointe de tristesse
et les laissais
dans l’âtre de la solitude de mon
cœur
cuire
jusqu’à se faire musique
Nombreux
furent les enfants aveugles
qui ouvrirent les yeux
en écoutant
le chant de mon accordéon
Nombreux
furent les enfants perdus
auxquels la magie de ma musique
donna des ailes
qui, volant très haut
battant de leurs ailes
jamais plus ne revinrent
Nombreuses aussi
furent les filles tristes
qui, écoutant ma musique
furent entraînées et emportées
par le vent
Elles disparurent du regard
et d’elles il ne resta
que des voiles blancs
pendus aux cordes à linge
des cours et des terrasses
aux fils électriques des ruelles
Au temps
où je jouais de l’accordéon
le monde regorgeait
de problèmes importants
autant que de menus plaisirs
de voyages au long cours
d’immenses tremblements
et d’espoirs les plus fous
Au temps
où je jouais de l’accordéon
le monde frémissait
de barouds d’honneur
de morts en grande pompe
de cataclysmes
d’échecs, de revers
et de désespérance
Lorsqu’à la tombée du jour
je cessais
de jouer de l’accordéon
mon âme commençait de trembler
l’air et les rues
avaient la saveur
d’une vanille pure et fraîche
Mes doigts
étaient parfumés
de l’odeur
d’une terre rouge
humide et brute
( poème traduit du kurde par
Ahmed Mala
en collaboration avec Philippe Delarbre )
Ahmed Mala: Écrivain, Poète, traducteur