Flash infos

Rien au dehors n’est bon

Dastan Barzan

Dastan Barzan est né en 1987 au Kurdistan d’Irak. Diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de l’Université de Salahedin (Département Théâtre), actuellement professeur associé à l’Institut des Beaux-Arts de Sulaymaniyah, rédacteur en chef du magazine littéraire Rangadan, il participe activement aux nombreux événements, manifestations et festivals culturels organisés dans la Région du Kurdistan d’Irak.

Auteur de cinq recueils de poèmes, il a été traduit en persan et en anglais et est cité dans Anthologie de la Nouvelle Poésie Kurde, ouvrage édité en 2021 au Danemark (texte kurde original et traduction en danois) par Det Poetiske Bureaus Forlag.

Le poème ici présenté traite du dépérissement, du désir refoulé, de l’enfermement, de la vie étouffée sous l’effet du Covid.

Texte poétique sur vidéo

   

Rien au dehors n’est bon

Je n’écris pas depuis des jours.

Entre écrire ou ne pas écrire, mieux vaut ne pas écrire.

Je voudrais oublier ce poème, sortir avec mon amie, entendre chanter Bella Ciao dans un café de Saholaka[1], parler à bâtons rompus de la vie, des moyens de tromper l’être humain… Non, impossible.

Le temps n’est plus aux sorties et aux cafés.

Dehors, disent-ils, est un virus.

Ils voulaient changer le monde mais c’est le monde qui, en changeant, les a changés.

Heureux étaient les jours où nous pouvions nous approcher de tout, où nous pouvions respirer.

Aujourd’hui, il est interdit de s’asseoir et de s’enlacer, de flâner sous les arbres, de caresser leurs feuilles. Nous ne faisons que nous répandre en larmoyantes mélopées sur ce maudit virus.

Embrassades sans masques, seins non aseptisés, sexe sans préservatif, tout désormais est interdit.

Nous avons réprimé nos fous rires, nous avons étouffé notre souffle, nos pas mêmes ne laissent plus de traces dans le regard de l’autre.

Voici venu le temps de la vie empaquetée, livrée à moto à domicile, de danses transportées dans des cages, de chansons ficelées dans des sacs, de l’ivresse procurée par les vidéo- groupes, de l’amitié sombrant dans les tchats collectifs.

Je veux écrire. 

Me manquent mes amis. Le son de leurs voix, leurs faits et gestes, leurs verres levés, leurs chants, leurs plaisanteries.

Me manque mon amie. Je veux suivre du doigt les contours de ses tatouages, caresser ses seins aux pointes de cerises, effleurer les grains de beauté entre ses cuisses.

Tout réclame d’être nettoyé, tout ce que nous avons chez nous, poignées de portes, chaussures, toilettes, lits, tout ce que nous avons en nous de plus intime, tout jusqu’au cœur du monde.

Comment survivre à ces jours à l’heure où il faut se méfier du parfum des fleurs, que les particules de l’air ne sont autres que les larmes que nous versons

en contemplant une vie qui nous est étrangère, une vie qui nous est inconnue ?

La vie a disparu et, avec elle, la respiration et le toucher. Surgit une vie artificielle, une vie de sons et de couleurs sur écran. Elle jaillit de palettes de boutons bannissant la moindre bouffée d’air et les poignées de mains.

L’humanité a rendu folle notre Mère Nature. Brandissant son fouet immémorial, Elle frappe aveuglément.

Mais cela suffira-t-il à nous arrêter ?

Étrange est la vie. A l’heure où elle nous échappe, nous l’aimons plus que tout.

Moi-même, je tiens plus à ceux que j’ai perdus qu’à ceux qui, aujourd’hui, me sont chers. 

Mais qu’ai-je encore qui soit à moi ? Une voiture ? Du pain ? Un samani ?[2] Un santur ?[3] Une pipe ?

J’en connais qui, eux, ont tout à profusion, de l’ail, Sirwan,[4] la danse, des tampons hygiéniques… et même Sulaymaniyah.[5]

Traduction en français: Bayan Salman et Philippe Delarbre

Rien au dehors n’est bon, texte lu par Dastan Barzan

Chorégraphie et danse: Shayna Mohamad

Sous-titrage kurde : Saya Amin

Réalisation : Karimok Ghafour

Prise d’images et montage : Andam Amin

_____________________________________________________

[1] Saholaka : Rue de Sulaymaniyah

[2] Samani : Plat traditionnel kurde

[3] Santur : Instrument de musique

[4] Sirwan : Rivière proche de Sulaymaniyah

[5] Sulaymaniyah : Ville du Kurdistan d’Irak. Lieu de naissance de l’auteur